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le temps éperdu


Probablement

Ghassan Salhab


On ne conteste jamais réellement une organisation de l’existence sans contester toutes formes de langage qui appartiennent à cette organisation.
Guy Debord


J’avais leur âge la première fois que j’ai vu le film. C’était à Paris, à sa sortie, dans le cinquième ou le sixième arrondissement, l’été était déjà là, de nouveau. Charles, Alberte, Michel, Edwige, les autres « personnages » et moi, nous avions le même âge, à peine vingt ans. Et comme Paul Nizan, quarante-cinq ans plus tôt, nous ne laissions personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. Tout menace de ruine déjà. Je ne sais plus si je me reconnaissais vraiment en eux, nous n’avions pas totalement les mêmes occupations et préoccupations, peut-être étaient-ils pour moi trop beaux, trop chics, jeunes gens originaires des beaux quartiers, leur maintien, leur attitude du moins. Il n’empêche, je ne pouvais que prendre de plein fouet ce qui les bouleversait, cette désespérance qui hantait ce film, l’intransigeante épure, la démarche radicale de ce cinéaste à nul autre pareil. Une lame presque douce. Oui, presque. D’un plan à l’autre, jusqu’au tout dernier souffle. Une fois les lumières revenues dans la salle, il m’avait fallu un temps pour m’arracher à mon pourtant inconfortable siège. Nous étions quelques-uns dans le même cas, parsemés. Dix ou quinze solitaires. C’était la dernière séance, les nuits avaient perdu de leur fraîcheur. J’avais longuement marché avant de retrouver mes vingt mètres carrés, et à chaque pas, cette rage, cette tragique impuissance qui disaient clairement, précisément, son nom, devenaient encore plus miennes. Ma poitrine ne savait plus que faire d’elle-même, je regardais les autres passants, n’osant leur confier ce qu’ils savaient déjà peut-être, mais qui comme moi ne pouvaient se l’avouer. Cela avait commencé avant même que nous nous enfoncions irréversiblement, inlassablement, dans l’infernale production du tout et du rien. Notre servitude volontaire de toujours. Plus que jamais. Le film n’en finissait plus de se dérouler devant mes yeux. Ces visages, ces corps, cette ville quasi spectrale, écho de nos assourdissants silences. Ces bruits, les transports en commun, les arbres et les bêtes qu’on abat, ces portes qui grincent, ce poste de télévision, ce coup de feu dans ce célèbre cimetière. En vain Charles s’était bouché les oreilles. Cette sidérante puissance du cinématographe où jamais l’on ne s’égare dans des explications et charges affectives coutumières, dans la réconfortante pour ne pas dire lénifiante psychologie. Cette manière d’exprimer la fatalité, la tragédie, notre tragédie, par des plans qui souvent débutent avant l’arrivée des « personnages », et qui cessent quelques instants après leur sortie de champ, comme si ces plans leur préexistaient, comme s’ils se poursuivraient de toutes façons. Les autres passants me dévisageaient à leur tour, l’un d’eux m’avait, je crois, invectivé. J’avais fini par baisser les yeux, par respirer plus lentement, je devais surement être désobligeant, agressif. Je ne voyais plus ou je ne voyais que trop. Le premier bar avait été le bienvenu. Du vin rouge du Val de Loire, si ma mémoire ne m’égare, je ne dégustais pas, j’avalais, d’un coup. Il me fallait un deuxième verre pour me régler. Le barman avait lui aussi notre âge. Je me demandais si lui aussi. Il dévorait du regard une jeune femme fourrée dans un coin, seule, le nez plongé dans un livre de poche. Neuf ans plus tôt, dans ce même quartier parisien, et dans plus d’une entreprise, plus d’une usine, plus d’une université, les pouvoirs avaient été fortement ébranlés. Deux mois durant. « Ils » ont repris du poil de la bête depuis, poussant encore plus loin leur terrible logique du profit, n’en finissant plus de l’emballer dans des structures et des combines de plus en plus compliquées, dédaléennes. Plus que quelques jours et j’allais rejoindre mon autre ville, Beyrouth. La guerre civile était encore jeune, tout juste deux années, un gamin carnassier. Très vite nous avions été réduits à un semblant de choix entre, disons, deux camps, la vérité est que ces deux camps ne proposaient rien de plus que soit voix au chapitre, avec tous les intérêts et privilèges qui en découlent, soit crainte de perdre privilèges et intérêts précisément, et j’étais dans un de ces camps, ne serait-ce que physiquement, territorialement. Il ne me suffisait pas de diriger mes armes vers d’autres ennemis. Où que nous tournions nos têtes, un miroir nous guettait. Nous ne pouvions tous les couvrir. Le diable avait lui aussi plus d’un visage, plus d’un nom.

Il m’a fallu attendre près de trente-trois ans pour voir de nouveau ce film. L’association Metropolis à Beyrouth avait organisé une rétrospective intégrale de l’auteur des fameuses Notes. Dès les premiers plans, le nœud avait recommencé son travail. Je savais, je n’avais pas besoin de me préparer. J’avais beau maintenant avoir l’âge des parents de Charles, Alberte, Michel, Edwige et les autres, cela ne changeait rien. L’entreprise du désastre ne s’est jamais arrêtée, pas même interrompue. Pas un instant. Ici et ailleurs, les niches se font de plus en plus rares, les résistances de plus en plus ardues, les fronts s’étant démultipliés. Pourquoi cette entreprise de démolition s’arrêterait-elle ? Notre fuite en avant est désormais trop avancée. Charles qui ne savait plus où puiser du courage pour continuer de fixer du regard cette obscurité, qui ne parvenait plus à percevoir la moindre lumière, aurait, je le crains, pris la même décision aujourd’hui. Peut-être même qu’il n’aurait eu besoin de personne pour en finir.

Il avait cru que dans un moment aussi grave, le dernier moment de sa jeune existence, il aurait des pensées sublimes. L’esclave payé l’a empêché d’aller au bout de ses toutes dernières paroles : Tu veux que je te dise à quoi je…

Il était déjà définitivement hors champ.



Beyrouth, février 2022


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