Parfois
Ghassan Salhab

L’esprit des hommes est ainsi fait que ceux-ci s’estiment presque toujours trahis et pris de court par une réalité qui s’était pourtant annoncée à l’avance et en toutes lettres.
Clément Rosset, Principes de Sagesse et de Folie
Il n’avait pas osé me poser de suite la question, tournant autour, passant d’une généralité à l’autre. Cela faisait tout de même un bout de temps qu’on ne s’était pas croisés, et nous ne faisions que ça, se croiser, souvent nous contentant chacun d’un geste de la main ou de la tête, parfois même nous ne nous reconnaissions pas, ou faisions semblant de ne pas nous reconnaitre. À force d’avancer masqués. Il lui fallait donc passer par tout l’attirail des civilités, aussi sincères et cordiales fussent-elles, avant de finir par me demander si nous avions encore le droit de produire, si cela avait encore le moindre intérêt. Produire ? Oui, produire, une œuvre, une foutue œuvre, quelle qu’elle soit, artistique ou non, pour ce que cela peut bien vouloir dire encore. Ses propres mots. Même d’organiser je ne sais quelle activité culturelle, avait-il ajouté. Il ne m’avait pas demandé si de mon côté j’avais commis quoi que ce soit ou si je m’apprêtais à. Son regard était en panique. Il ne s’était pas emporté pour autant, sa voix gardant sa douceur. Avons-nous le droit ? Un petit rire nerveux tout de même. Comment pourrions-nous encore ? Il n’avait pas attendu ma réponse. Ses épaules ne faisaient plus qu’un avec son cou, de même sa nuque, alors qu’il s’éloignait d’un pas incertain dans les rues de notre quartier. Je ne sais plus depuis quand exactement, mais il avait rangé ses pinceaux, ses plumes, ses crayons, ses fusains, ses pigments et ses tubes. Peut-être avait-il participé aux bombages de certains murs durant ces fameux mois, je n’en suis pas si sûr. Son style cependant sur un pan de mur en lisière du centre-ville, cette violence quasi abstraite, soumettant son savoir-faire calligraphique au pouvoir du trait et des couleurs, le noir et le rouge particulièrement. Je me doutais bien qu’il se questionnait plus qu’il ne me questionnait, que ce n’était pas affaire de décence ou d’indécence. Cela lui échappait. Comment était-ce possible ? Ce cataclysme ne serait donc que broutille ? Supercherie ? Pourtant, comme tant d’autres, moi y compris, il avait été plus d’une fois inspiré, animé, si l’on veut, par le désastre, de quelque nature, de quelque échelle, qu’il soit – une fois qu’il, que nous avions cessé d’être atterrés, que nous avions en quelque sorte « surpassés » cet état, pour ne pas dire transcendés, ou que, plus prosaïquement, nous nous y étions faits, même quand nous étions pourtant dedans, que nous étions au cœur même du désastre, que nous n’en voyons pas le bout. Nous ne sommes pas à un désastre près après tout ! Mais combien un individu peut-il encaisser de désastres en une seule vie ? Quand cela devient-il le désastre de trop ? Jusque quand peut-on parvenir à en tirer motivation, sans être soi-même définitivement terrassé ? Et je n’évoquerai pas ici ceux qui, la main au cœur ou encore des concepts et des représentations plein la bouche et les poches, en tirent plus d’un profit, n’ont eu de cesse, de toujours, qu’elles que soient les circonstances.
Encore, oui, ce mot à lui seul. De jour comme de nuit, de tous les instants à dire vrai. Je n’avais retenu que ce mot, et l’inévitable point d’interrogation qui l’accompagne, plus que d’exclamation. Bien plus qu’une affaire d’éthique, de droit ou de devoir, bien plus qu’une affaire de conscience, bonne ou mauvaise, ou encore inexistante. À quoi bon encore ? À quoi bon encore quoi que ce soit ? Est-ce à dire pour autant que cela ne se pose qu’aujourd’hui, ici et maintenant, en ces temps innommables, et qu’avant cela allait de soi – produire, faire œuvre, mettre ou essayer de mettre cela en avant, avec plus ou moins de retentissement, y compris à la marge (délibérément, soit en toute connaissance de cause), ou hors des circuits et des discours dominants, les contestant de toutes parts ? À la question jadis posée du pourquoi écrivez-vous, pourquoi filmez-vous, mais aussi pourquoi peignez-vous, pourquoi dansez-vous, pourquoi composez-vous, pourquoi interprétez-vous, pourquoi mettez-vous en scène, pourquoi sculptez-vous, pourquoi bâtissez-vous, que répondre encore, quelles narrations encore, autant personnelles, individuelles, que communes ? Est-il possible encore de (se) dire, d’écrire, que l’artiste est sur l’humanité, comme la statue sur le piédestal, que lui seul peut deviner le sens de la vie, comme l’écrivait Novalis ? Aujourd’hui est-il ce révélateur, cette mise à nu, ce sempiternel (c’est) maintenant ou jamais, ou comme disait Thomas Man, L’art ne constitue pas une puissance, il n’est qu’une consolation ? Et il faut croire que notre besoin de consolation est impossible à rassasier.
(Se dire que seuls des gestes, des démarches, hors des sentiers battus, hors de toute volonté de « reconnaissance », de toute quête d’exemplarité, dans de véritables alternatives, solitaires ou/et collectives, sans tambour ni trompettes, seuls ces résistances, malgré tout ? Telles des lucioles dans notre nuit ?)