p    أحياناً
a     s
r f o i

le temps éperdu


L’ÉBAUCHE

Ghassan Salhab


Trois fois l’homme fit le tour du quartier, il passait et repassait par les mêmes rues, s’attardait un certain temps devant les mêmes anodines vitrines, articles de sport, lingerie, fournitures scolaires, pièces détachées pour automobiles, bijoux de pacotille, bouquets défraîchis. L’arrêt fut quelque peu plus long devant la vitrine d’une boutique qui proposait toutes sortes de machines électriques d’un temps désormais lointain, désuet, machines à écrire, à calculer, à mesurer. Il ne savait pas pourquoi cette devanture, et quand bien même l’aurait-il su qu’il n’en aurait pas été moins dans l’embarras. La veille déjà, l’homme avait hésité, il était rentré bredouille. Il s’était mis à lire et relire les quelques pages griffonnées fiévreusement le matin même. Il s’était demandé si c’était bien lui qui avait aligné ces mots, ces ponctuations, rien ne faisait sens, rien ne résonnait. Plus tard, s’était-il dit, plus tard, en temps voulu. Cette fois-ci, au bout du cinquième passage, le grand et lourd portail bleu roi s’ouvrit de l’intérieur. Une vieille dame et son vieux chien sortirent de l’immeuble Haussmanien, le toisèrent, sourcils froncés de la part de la septuagénaire tout autant que du quadrupède, regards identiques, farouchement accablés. L’homme ne pouvait plus reculer. Ses pas le guidèrent : bâtiment C, cinquième étage, l’ultime palier, le toit, les plaques de zinc, et le ciel au-dessus. Il enfonça le bouton de la sonnerie. Longuement l’index s’obstina. Il s’immobilisa, les bras tendus le long du corps, coudes serrés. Un bruit se fit enfin entendre, bruit caractéristique. Quelqu’un montait les marches, s’approchait, des pas de plus en plus lourds. L’homme ne bougea pas, demeura imperturbable. Il attendit que la dernière marche fût franchie. La femme s’arrêta devant le paillasson gris vert à peine usé. Il regardait ce dos offert, ces épaules finement arrondies, la naissance de la nuque, le duvet qui la couvre, la transparence de l’épiderme, le bleu vert des artères. Manifestement elle ne le reconnaissait pas, à moins qu’elle l’ignorât. Depuis quand sait-elle ? fut la seule pensée qui rapidement le traversa avant qu’il ne sorte d’une poche de sa veste l’arme blanche fermement tenue dans sa main gauche depuis qu’il avait quitté son appartement et de la plonger sans hésitation aucune dans la chair de la femme, juste au-dessus de l’omoplate droite. Il répéta son geste. La lame heurta un os, se courba. Il la retira, à peine rougie. Un vieux rose, mauve. La lame s’attendrit à force. Le corps meurtri glissa doucement contre la porte. L’homme leva haut le bras, frôla l’ampoule nue, prêt à assainir un nouveau coup, ultime, mais il n’en fit rien, rangea l’arme maculée, se détourna et s’en alla, abandonnant sa victime maintenant ventre à terre, inerte. Elle n’avait pas émis le moindre râle, le moindre soupir. C’est dans cette posture que la femme de ménage l’a découvert le lendemain, jambe droite repliée, la cheville tordue, le pied ne retenant plus la chaussure que du bout des orteils, la chevelure brune, toujours sagement attachée, avait glissé de côté et gisait sur le parquet récemment ciré. Les deux blessures étaient auréolées d’une légère couche de sang noirci. Elles avaient l’air si peu vraisemblables, deux petites auréoles maladroitement dessinées. L’homme ne cessa de marcher, grandes enjambées, traçant dans l’espace urbain une succession inégale de lignes droites. Il passait d’une rue l’autre, d’un quartier l’autre, d’un arrondissement l’autre, d’est en ouest, la foulée puissante et légère à la fois, véritable pur-sang, la tête constamment jetée vers l’avant, comme si elle voulait se détacher du reste, comme si elle voulait s’en arracher. Elle y parvenait presque. Parfois il fermait les yeux, non pas qu’il cherchait à faire le noir, il ne voyait rien de toute façon, ni les formes ni les volumes ni les couleurs, il les fermait sans raison spécifique. Il marchait jusqu’à épuisement. Alors qu’il s’enfonçait au cœur de la banlieue ouest, traversant une à une les dites cités populaires, l’homme s’effondra d’un coup sur un banc public, le premier qui se présentait. Masse humaine, sa pesanteur même. Le jeune couple assis de l’autre côté du banc ne lui prêta pas la moindre attention. À califourchon, la jeune femme susurrait à n’en plus finir des mots tendrement obscènes dans le creux de l’oreille de son amant qui, formidablement masculin, ne sourcillait pas, seul un imperceptible tremblement de la lèvre supérieure trahissant son émoi. Imperméable à ce discours amoureux, l’homme frotta énergiquement ses jambes endolories, avant de les hisser et de s’allonger. Corps entier. Il ne tarda pas à plonger dans un lourd et profond sommeil. Il se souviendra avoir rêvé d’un vol lent, majestueux, circulaire, effectué au-dessus d’une chaîne de montagnes enneigées, il se souviendra avoir décrit dans les airs encore et encore le même cercle. C’en était agaçant à la fin. Il se souviendra aussi de l’étrange sifflement du vent. Mais ce sifflement appartenait-il au rêve ? Ses paupières se rouvrirent au beau milieu de la nuit, clignèrent plusieurs fois, œillades jetées au ciel menaçant. Le jeune couple s’était éclipsé. L’homme se redressa, remarqua avec étonnement la présence du vieux platane planté à côté et qui s’élevait jusqu’au troisième étage d’un de ces immeubles typiques des années soixante-dix, construction plutôt insignifiante, fonctionnelle,. Une main maladroite avait gravé dans l’écorce les lettres c l et a, peut-être les trois premières lettres d’un prénom féminin, à moins que ce ne soit l’acronyme d’un ordre secret, clandestin, insurrectionnel. Foulée semblable à celle d’il y a quelques heures, il reprit sa marche, bientôt il s’éloigna de toute agglomération. Il coupa à travers champs, monta, grimpa, franchît, sentier, talus, butte, colline, descendît, dévala, ravin, précipice. Il marchait, marchait, crapahutait, rien ne l’arrêtait. C’était comme s’il n’avait fait que ça toute son existence, marcher, tracer, grimper, crapahuter. Il venait de passer devant une ferme abandonnée, semble-t-il, quand, pressentiment, sensation, allez savoir, il se rendit compte que son couteau n’était plus en sa possession. Ses mains exploraient vainement ses poches. Aurait-il été dérobé durant son sommeil ? Les deux amoureux, un passant, l’ange gardien ? L’avait-il perdu en cours de route ? Il frissonna. Sa raison resurgissait du néant avec autant de soudaineté qu’elle n’y avait basculé. La chose matérielle, le détail, une fois de plus. Oh ! certes, le cerveau lui-même était atteint, malade, déficient, mais la raison, l’entendement, si vous préférez, retrouvait quelques couleurs, jaune, rouge et bleu, pour commencer, couleurs fondamentales. Il ne ralentissait pas l’allure, non, ses jambes ne répondaient plus. Il se scindait en deux, deux entités distinctes, et ni la pluie battante ni le froid ni les obstacles autrement naturels n’y pouvaient grand-chose. Et c’est à cet instant, à cet instant précis, que le travail de mémoire s’enclencha, l’impitoyable travail de mémoire. Une parfaite reconstitution des dernières vingt-quatre heures se mit à évoluer au revers de sa rétine, et tel un passager d’un train de grandes lignes, il subissait, passif. Il s’était d’abord réveillé inhabituellement tôt, avant l’aube, avait vu de sa cuisine le jour se lever, les strates ; le soleil, lui, il ne l’avait pas vu, bien que son appartement soit situé au dernier étage, que la vue, notamment, y soit dégagée. Nul nuage pourtant ne se manifestait, ne s’annonçait. Son petit déjeuner s’était résumé à un grand verre de pur jus d’orange du sud de l’Espagne et de deux biscuits écossais au gingembre, depuis son estomac n’avait rien ingurgité et ne criait toujours pas famine. Il était resté longtemps sous la douche, figé, le jet continu fouettant inlassablement son front immense. L’eau était son alliée la plus ancienne, la plus fidèle, il se donnait à elle sans retenue aucune. Elle l’enveloppait, le protégeait. Ainsi ne s’était-il pas séché, il s’était glissé dans des vêtements légers, printaniers, qui aussitôt lui collèrent à la peau. Il avait sorti la veste en lainage pied-de-poule offerte par son père l’été précédent, lors de sa visite annuelle. Sa main gauche s’était enfoncée dans une des poches doublées de soie, en compagnie du vieux couteau. Dans la cage d’escalier, entre le premier étage et le rez-de-chaussée, il croisa la concierge qui jaspinait avec le vieux monsieur du deuxième, un fonctionnaire de l’Électricité et du Gaz de France à la retraite. Elle lui avait lancé un bonjour de sa voix suave. Il répondit d’un vague sourire, ce qui ne manqua pas d’étonner la jeune femme, accoutumée à davantage de chaleur de sa part, à davantage d’égards tout du moins. Il avait préféré prendre un des autobus de la Régie Autonome des Transports Parisiens, d’autant plus qu’il n’eut pas à l’attendre, et bien que l’itinéraire de la ligne empruntée lui soit plus que familier, il avait l’impression de le découvrir pour la toute première fois. Il connaissait le parcours, mais il n’y avait jamais prêté la moindre curiosité, seule la destination l’intéressait d’habitude, le point B, ce qu’il y avait entre n’existait pas. Ce matin-là, tout existait, tout l’envahissait. Il était un récipient qui n’en finissait plus de se remplir. Sur le trottoir, le cou remarquablement déformé par une pomme d’Adam qui ne tenait pas en place, il s’efforçait de fixer le ciel le plus longuement possible. Il voulait s’en imprégner. Parfois un passant le bousculait, s’excusait à peine. Il ne réagissait pas. Un autre passant lui demandait l’heure. Il ne répondait pas. Qu’on lui adressait ou non la parole, il ne disait rien. Nul mot ne s’échappait, nul son. Combien de temps était-il resté ainsi ? Cela importait peu, il ne s’interrogeait plus. La notion des choses, de toute chose, lui était désormais étrangère. Il était dans l’instant, et seulement dans l’instant, et chaque instant venait implacablement chasser le précédent. Les premiers nuages commençaient à s’amonceler, bientôt ils prendront totalement possession du ciel, bientôt l’ombre se dissipera. Une ville entière privée d’ombre. Des jours durant, le jour se distinguera tout juste de la nuit. Des nuits durant, la nuit se distinguera tout juste du jour. Une nuance infinie de gris. Gris perle, gris argent, gris tourterelle, gris souris, gris acier, gris ardoise, gris anthracite, gris taupe, gris gris… Un agent de l’ordre s’approcha de lui. Vous ne pouvez pas rester comme ça, au milieu du trottoir, Monsieur. Il regarda l’agent. Des yeux bleu miel, un nez un peu écrasé, des pommettes aussi roses que l’arrière-train d’un nouveau-né. Vous ne pouvez pas rester au milieu du trottoir, Monsieur. Mettez-vous de côté. Il y a un square un peu plus loin, si vous voulez, plus d’un banc. L’agent de l’ordre ne se départit pas de son invraisemblable politesse, ses yeux tiraient cependant de plus en plus vers le miel. L’homme voyait son propre reflet flotter dans ce miel, mais s’en rendait-il vraiment compte, se rendait-il compte de qui il s’agissait véritablement ? Rien n’est moins sûr. Insensiblement, la jambe gauche de l’agent de l’ordre se mit à perdre toute contenance, elle battait une mesure irrégulière, sorte de tagadap ! tagadap ! par intervalles. Il va falloir que j’utilise la manière forte, Monsieur. Vous m’obligez. Monsieur ! Le battement de sa jambe gauche cessait d’un coup. Le bleu avait disparu. L’agent ne parvenait plus à soutenir le regard de l’homme. Ce n’était pas à dire vrai un regard. L’homme ne vous regardait pas, il vous transperçait, vous traversait. Vous n’existiez plus. Un regard insaisissable, dénué de toute volonté, et qui vous annihilait, vous anéantissait. Le tagadap ! tagadap ! reprenait de plus belle, s’accélérait. Tagadaptagdaptagadap ! Dapdaptagadada ! Un rythme s’était imposé. La jambe droite, elle, demeurait impassible, figée. Sortant d’une bouche de métro toute proche, un touriste s’était avancé, il déplia un plan de la ville sous les yeux de l’agent. Il était en quête d’un boulevard du nom d’un glorieux général. Le touriste remarqua le redoutable battement de la jambe gauche de l’agent de l’ordre. Il leva les sourcils, ses narines se dilatèrent. Il attendait. Le regard de l’agent se fixait sur le doigt tendu du touriste, sur les nombreux plis de sa peau. Vingt et un plis horizontaux et un vertical, au niveau de la phalange moyenne, comptait-il. Et il compta de nouveau, sait-on jamais. Le doigt de plus en plus crispé sur le plan, le touriste répétait le nom du glorieux général. Il trépignait. Sans crier gare, le représentant de l’ordre décidait que cela suffisait. Il se détournait des plis, de la carte, articulait haut et fort à l’homme qu’il ne pouvait EN AUCUN CAS rester AU MILIEU de la chaussée. EN AUCUN CAS, martelait-il. EN AUCUN CAS AU MILIEU. Il gifla le touriste qui s’apprêtait à répéter le nom du glorieux défunt général. Le regard de l’homme l’anéantissait. Il voulait crier grâce. Sa jambe gauche ne ressemblait plus à grand-chose, le rythme s’était perdu, et quand le rythme se perd, c’est l’hallali. Ça partait dans tous les sens. Le flux des passants formait un véritable arc de cercle. Empiétant en partie sur l’asphalte, ils évitaient soigneusement tout contact avec l’agent. Et quoi de plus remarquable qu’un mouvement de foule parfaitement ordonné ? Peut-être que cette jambe gauche commençait de fendre le sol sous elle, de l’excaver. L’homme n’y prêtait cependant aucune attention. Depuis le début, il n’y prêtait aucune attention. Il continuait de plonger son regard dans le miel de l’agent de l’ordre, de fixer cette curieuse réflexion qui elle-même le fixait. Il se rendait bien compte qu’ils étaient liés, que le mouvement de l’un était lié au mouvement de l’autre, clignait-il des yeux, tirait-il la langue, remuait-il une épaule, qu’il en allait de même dans le miel de l’agent de l’ordre. L’homme en oubliait presque sa mission.


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