p    أحياناً
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r f o i

le temps éperdu


(LE PREMIER JOUR)

Ghassan Salhab


Elle ne pouvait me voir. Comment aurait-elle pu ? J’étais haut perché sur un des nombreux bouleaux, à moins que ce ne soit un fil à eau, cela échappait à mon jeune savoir de toutes façons, des arbres qui invariablement se dressaient le long de la vieille route, bordant un peu plus loin, au bout de la route, le Lac Salé, Retba de son vrai nom, le fameux Lac Rose. Un ton fort rosâtre effectivement en cette sèche saison. Toute la famille de son mari était là, à genoux, accroupie, affalée, à dévorer entre autres un mouton farci, à criailler à qui mieux-mieux, à s’époumoner. Les frères, les sœurs, les belles-sœurs, les beaux-frères, les cousins, les cousines, les nièces, les neveux, les plus petits d’entre eux qui n’avaient de cesse de former toutes sortes de figures autour de l’immense table rectangulaire dressée à même le sol, des nappes blanches, jaunes, vertes, au cœur de cette forêt. Ils étaient tous là, nul ne manquait à l’appel. On dévorait donc, on s’égosillait, s’écriait, piaillait, braillait, s’invectivait, s’esclaffait ; on dévorait surtout, les bouches ne désemplissaient pas. Pique-nique dominical. Je ne la quittais pas des yeux, cinq, six mètres nous séparaient, peut-être plus, peut-être moins, et c’était comme si je la voyais pour la toute première fois. Elle s’évertuait à garder ses belles manières, les deux jambes soigneusement repliées de côté, la jupe vert pastel bien plissée, décente, la fourchette et le couteau travaillant en toute sérénité. Un appétit d’oiseau, disait sa belle-mère, sans préciser toutefois de quelle espèce il était question. Ses belles-sœurs trouvaient pour le moins douteux qu’elle gardait quasiment le même tour de taille, le même poids, malgré deux grossesses. Dix ans de mariage et toujours ce port majestueux, altier accusaient certains, ce corps apparemment inaltéré, ce sourire rare, discret, ces gestes délicats, cette distance. Elle ne se fondait pas dans la communauté dont son mari était pourtant, socialement, financièrement, un membre des plus influents, elle ne se diluait pas, et on la soupçonnait de ne rien faire pour, pis, de s’en moquer éperdument. Elle les irritait pour tout dire. Il est vrai qu’elle n’était pas de cette contrée, qu’à la différence de son mari, de leurs propres enfants, des frères, sœurs, belles-sœurs, beaux-frères, cousins, cousines, nièces, neveux de son mari, elle n’y a pas vu le jour, et si effectivement tous étaient originaires du même pays méditerranéen, elle ne venait pas de la même région, de ces quelques villages avoisinants, où de génération en génération, d’émigration en émigration, l’on ne se marie qu’entre soi — le même arbre, ou celui juste à côté, le même sol, les mêmes racines, les mêmes graines, les mêmes fruits. Elle n’était définitivement pas des leurs, étrangère parmi des étrangers dans un pays étranger. Je voulais lui glisser à l’oreille ces mots que je ne connaissais pas encore, ces mots insensés qu’une vie entière ne saurait clarifier, les lui chuchoter, sans qu’elle ne sache, encore moins deviner, leur provenance. Une offrande anonyme. Depuis quand étais-je perché à cet arbre ? Je m’étais oublié et on m’avait oublié, même mes camarades de jeux m’avaient oublié. Mais elle, m’avait-elle oublié ? Pas plus que les autres, elle ne semblait s’être aperçue de mon absence. Je m’étais mis alors à compter, une de mes manies. En ville, du haut du balcon au premier étage, c’était les voitures, les différentes marques que je connaissais, les camions, les camionnettes, les vélos, les vélomoteurs, les motocyclettes, les charrettes, les chevaux, les chiens errants, mais aussi le genre humain, femmes, hommes, adultes, jeunes, moins jeunes, enfants, autochtones, orientaux, extrême orientaux, occidentaux, agents de l’ordre, je les comptais un à un, les catégorisais, les classifiais ; aujourd’hui, au cœur de cette modeste forêt, je comptais les membres de ma famille, le nombre de tantes, d’oncles, leurs respectifs conjoints, de cousins, de cousines, grands et petits, de fourchettes, de couteaux, de verres, remplis, à moitié vide, vidés, de cuillères, grandes, petites, de plats, de casseroles, de bouteilles d’eau, de boissons gazeuses, leurs différentes marques, de bières, locales, étrangères, de moustaches, de cheveux courts, de cheveux longs, de mises en plis, de queues de cheval, de barrettes, de chaussures, avec ou sans talons, avec ou sans lacets, de pantalons, de shorts, de bermudas, de chemises, de chemisiers, de manches longues, de manches courtes, de T-shirts, de tricots, de jupes, de robes, de chapeaux, de paires de lunettes, de sandales, de chaussettes, de pieds nus, avec ou sans vernis, de bagues, de bracelets, de colliers, de boucles d’oreilles, de montres, de sacs à main, de chapelets, de serviettes de table, de nappes. Je n’en finissais plus de compter, de catégoriser, de classifier, et dès que je m’embrouillais, me trompais, ce qui arrivait plus d’une fois, je recommençais à zéro. J’en étais de nouveau au décompte du nombre de pieds nus, quand elle leva enfin les yeux vers moi, son enfant, son premier enfant. Elle avait ce regard impénétrable contre lequel toutes mes pensées juvéniles venaient inlassablement, l’une après l’autre, buter. Ce n’était pas faute d’essayer. L’une après l’autre, elles venaient s’écraser, s’échouer, pensées acharnées, obstinées, orgueilleuses. Cela me déconcertait. Je ne savais pas encore, je ne pouvais. Elle ne marquait nul étonnement de me voir juché à une telle hauteur, agrippé à ce tronc d’arbre, elle m’avait pourtant réprimandé pour bien moins. Me remarquait-elle seulement ? Ce doux sourire qui s’esquissait, m’était-il adressé ? Elle baissait déjà les yeux, discrètement portait la main gauche à sa cheville gauche, lentement la frictionnait, souvenir d’une vieille entorse. De rage, je détournais mon regard, le jetais au loin, à quelque deux cents, trois cents mètres, au-delà de ce bois, à travers l’enchevêtrement des branches d’arbres, leur feuillage touffu, en direction de l’océan atlantique qui s’étendait indistinctement, à perte de vue. Mes muscles tressaillaient, un goût incertain me coulait le long du larynx, de la trachée, se répandait, me nouait. Je ne voyais plus rien, n’entendais plus rien, ni les cris, ni les rires, ni le vent, ni l’océan, ni l’horizon, ni l’interminable paquebot qui passait, ni le vol plané de quelques albatros, ni le frêle et unique nuage qui venait perturber la parfaite uniformité du ciel. Mes bras et mes jambes ne tenaient plus leur position. Je chancelais. Une autre de mes manies surgit alors, elle prenait la forme d’un quarante-cinq tour, et, à ce moment précis, c’était le dernier 45 tours de James Brown qui me venait à la rescousse. La voix empruntée, je marmonnais les premières paroles de la chanson qu’un de mes cousins les plus âgés, amateur de disques phonographiques de tous formats, m’avait rapidement traduit. This is a man’s world. This is a man’s world. But it will be nothing, nothing without a woman or a girl. You see, man made the cars to take us over the road. Man made the train to carry the heavy load. Man made electric light to take us out of the dark. Man made the boat for the water, like Noah made the ark… À force d’écoute, le saphir de mon tourne-disque avait usé le vinyle avant que je ne parvienne à retenir l’ensemble de la chanson. Un monde d’hommes assurément, auquel je n’y comprenais déjà pas grand-chose. Mais comme pour toutes mes manies, fussent-elles intenses, celle-ci aussi s’était volatilisée aussi vite qu’elle n’avait rejailli. Les paroles de James Brown se perdaient dans les limbes de ma boîte crânienne. Un bien étrange travail que celui de la mémoire, allais-je plus d’une fois considérer. Le mouton farci n’était plus qu’une désolante carcasse démembrée à laquelle plus personne ne prêtait la moindre attention, les nombreuses mâchoires se refermaient maintenant sur toutes sortes de douceurs. Je maudissais les dimanches, la nature, les bêtes, les insectes plus particulièrement, les cousines et leurs stupides gloussements, mon père, son risible commerce et son affligeante virilité, le haut-parleur de la mosquée qui, chaque aube, dans son appel à la première prière, m’arrachait au sommeil et au monde onirique, l’odeur des pieds dans les vestiaires du club de judo que je fréquentais bien malgré moi, les sempiternelles complaintes de ma grand-mère paternel, ses prosternements devant le tout-puissant, le chou-fleur, les épinards, la corne grecque, la pomme d’Adam et le serpent de la tentation. Je maudissais le jour où elle m’avait mis au monde, le jour où chacun d’entre nous a été mis au monde, chaque femme, chaque homme, depuis toujours. Ma malédiction était sans limite, elle embrassait toute la foutue création, et bien au-delà. Je me disais que je n’appartenais pas à l’espèce humaine, et encore moins à celle qui s’agitait sous mes pieds, je me disais que mon existence commençait à cet instant, perché à cet arbre, qu’aujourd’hui était le premier jour, et que je sois vêtu d’un polo bleu marine, d’un ridicule short beige et de sandales en cuir noir, importait peu, ma conscience s’ouvrait en ce jour, dans cette insignifiante forêt, sur cet arbre, sous ce ciel. Je prenais à témoin le passereau qui sautillait dans tous les sens, se tournant et se retournant sur sa fragile branche. Nous sommes frères, lui disais-je, cet arbre est notre père, notre mère, notre nid. Le soudain envol de l’oiseau était un signe évident de notre absolue souveraineté. Déploie tes ailes, lui criai-je, déploie-les ! Longtemps, de mes yeux retrouvés, je suivis la trajectoire en quart et demi cercles du passereau, ces petites ailes qui battaient l’air avec une belle régularité étaient mes propres ailes,cette trajectoire qui échappait à tout déterminisme était ma propre trajectoire. La précieuse matière était dans tous ses états. Mon corps était certes là, perché, mais voilà qu’il se dédoublait, qu’il s’échappait. Je le voyais. Il fendait l’atmosphère en deux. Il bouleversait toutl’équilibresur son passage, et en même temps j’avais ce sentiment, cette sensation, que cela s’était déjà produit, ou du moins, pour être plus précis, j’avais la sensation que cela allait se produire dans un temps immédiat, que j’étais en train de vivre les ultimes secondes avant que cela ne se produise, avec l’intime conviction que cela allait effectivement se produire, et cette sensation allait me poursuivre, sentir ce qui allait se produire avant même que cela ne se produise, juste avant que cela ne se produise. Mais si je sentais que cela allait se produire, je ne savais pas pour autant ce qui allait se produire. C’était là une brusque et surprenante découverte.


parfois

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le temps éperdu

l’ordre règne

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