p    أحياناً
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r f o i

le temps éperdu


La baie des Trépassés

Ghassan Salhab


Le ciel se couvrait et se découvrait, et inversement, sans relâche depuis le début du mois, soit depuis près de trois semaines en cette année bissextile. Jour et nuit, l’astre du jour puis l’astre de la nuit et les quelques rares autres encore discernables apparaissaient et disparaissaient, et inversement. Près de deux semaines que je ne quittais quasiment pas des yeux cette fenêtre. Je chronométrais la durée de chaque passage, d’une minute trente-cinq secondes à trois minutes tout au plus, certains passages étaient encore plus brefs, moins de quinze secondes. Une dépression qui n’en finissait plus de se déplacer d’Est en Ouest, toutes heures confondues, au-dessus de cette partie occidentale de l’Europe. Elle n’éclatera pas pour autant, pas cette fois. Vaine menace des cieux. Et le téléphone qui se refusait de sonner. Je me nourrissais à peine, des pommes essentiellement, coupées en quartiers, vertes, acidulées, des Granny Smith, m’avait précisé l’épicier d’en bas, l’arabe du coin. Une vieille dame, Marie Ana Smith, Sherwood de naissance, colon, soit pionnière, agricultrice et exploitante, venue comme tant d’autres de la verte et sombre Angleterre, produisit cette variété au hasard, dit-on, à Eastwood, banlieue de Sydney. Ah, le hasard ! De l’insignifiant à l’incommensurable, confusément. La source ! Cette foutue source. Je m’étais exclamé à part moi. Un peu de gros sel de mer, un peu de poivre noir, et les pommes étaient bien plus que des pommes. La rumeur de la rue ne montait plus, Irina, la concierge, ou Dragan, son grand dadais de rejeton, non plus. Nulle correspondance, nulle réclame, nulle quittance, nulle bonne ou mauvaise nouvelle, nulle parole échangée. Retiré, hors, et du coup : au cœur même. Mais de quoi au juste ? Le monde prenait toutes sortes de formes, il n’en prenait aucune aussi. Nébuleux. Je ne savais plus, j’avais beau fixer cette fenêtre, ce cadre vertical, rien n’y faisait. Mon corps, mon esprit, mon engagement, mes convictions, ma volonté s’enfonçaient dans une vase de plus en plus épaisse. Je n’étais plus qu’un bloc transi, et au bout du compte, ce qui gèle, c’est la « foi », la prétendue « conviction » et même la « pitié » se refroidit sensiblement – presque partout gèle la « chose en soi ». Friedrich Nietzche était friand des guillemets, la vérité les subissait souvent au fil de ses pages, la faisant vaciller encore plus. Je n’étais pas en train de virer de bord, comme on dit, non, nulle tangente ne se prenait, la « chose en soi » gelait, mon sang gelait, il noircissait. Je ne bougeais plus. A quoi bon, me disais-je. Disparaître, telle était mon aspiration, m’effacer. Non pas aux yeux des autres, cela me semblait aisé et cela m’importait peu, mais à moi-même. Effacer toute trace, toute empreinte, toute image, toute résonance, toute odeur, toute conscience, toute sensation, de soi, en soi, à soi. M’effacer à force d’immobilisme. Vanité, j’en convenais. Je persistais cependant. Je ne me connaissais pas cette disposition, je ne me reconnaissais pas. Bien d’autres dispositions se révèleront. Il nous faut toute une vie, avait prévenu le stoïcien, et tant pis si ce toute n’était pas à la portée de tout un chacun. La révolution était après tout ce mouvement en courbe fermé autour d’un axe, réel, fictif, dont le point de retour coïncide avec le point de départ et qui éventuellement dans cette action transforme considérablement la donne, la bouleverse de fond en comble. Toujours déterminée par un cycle. Mais ce mouvement avait-il jamais commencé ? Nos désirs et la réalité inévitablement se confondaient. L’air du temps était si propice, tout s’entremêlait, les moyens de la fin, les frontières des territoires, l’orient du levant, le proche de l’extrême, l’occident du déclin, les mers des océans, les fleuves des rivières, les lacs des bassins, les barrages des vallées, les buttes des cimes, le prolétaire du paysan, le collectif du quidam, le citadin du bourgeois, le chien de sa queue, les limbes de l’éden, les lendemains des chants, la jouissance du désir, le grand soir de la grande éclipse. Tout. Je ne quittais toujours pas du regard l’inamovible fenêtre. Point fixe. La dépression se poursuivait. Un enchaînement de faits, supposais-je, un contexte plutôt qu’un autre, des inclinations, des intersections, des confluents, des circonstances plutôt que d’autres, comme celles de ce terrain vague cahoteux, au bout de cette rue où nous venions d’emménager à peine débarqués du Sénégal. Il suffisait de traverser l’artère. Je m’étais mêlé à une bande de gamins venus taper la balle, des gamins d’un camp de réfugiés attenant. Il manquait quelqu’un pour former deux équipes, sept contre sept. Autoritairement, l’un d’eux me plaça à l’arrière. Tu ne laisses passer personne ! Absolument personne ! Il ne se doutait pas que j’allais découvrir mon poste de prédilection. Plus que couper l’élan adverse, intercepter toute circulation inverse, voilà que le recul s’offrait à moi, la précieuse distance. J’étais à la fois acteur et spectateur, j’apprenais à anticiper, à observer le tout, à distribuer, à saisir que ma vitesse d’exécution ne résidait plus dans mes seules jambes, et c’était une sacrée découverte. Mon manque de talent naturel, jongler, partir dans d’infernales feintes, mettre dans le vent plus d’un, n’était brusquement plus une entrave. Je devenais précieux. Très vite un surnom m’avait été attribué, le scientifique. Plus d’un l’adopta. Dès que l’équipe adverse nous pressait que trop, que nous étions acculés, immanquablement fusait un : passe la balle au scientifique ! persuadé que je saurais quoi en faire. Ce n’était évidemment pas le cas à chaque fois, seulement voilà, au bout de cette rue, j’étais le seul ou presque à réaliser que ce jeu en culottes courtes était aussi si ce n’était essentiellement une affaire collective. L’autre avec qui, sans qui. Les limites de mes aptitudes physiques m’auront ouvert plus d’un champ. Sur ce terrain vaguement délimité, en compagnie de rejetons plus ou moins de mon âge, tous nés ici, en exil, je commençais doucement à me faire une place.  Cette ville me devenait peu à peu moins hostile. Pour autant, mon abracadabrant Arabe continuait d’attirer et continuera longtemps d’attirer l’attention et de provoquer toutes sortes de railleries. Tu parles comme un arménien. Plus d’un gloussait. La toute première fois que j’entendais cette dénomination. Et dans ce pays, originel, m’avait-on inlassablement soutenu, plus d’une désignation allait m’être dévoilé, chacune narquoisement, désavantageusement, citée. Arménien donc, Kurde, Syrien, Irakien, Bédouin, sans parler des différentes communautés confessionnelles locales, chacune rabaissant l’autre, et des Palestiniens, indésirables ou emblématiques, c’était selon. Bien d’autres dénominations allaient s’ajouter, la Sri-Lankaise, la Philippine, l’Indienne, l’Ethiopienne, l’Erythréenne, la Somalienne, j’en oublie, toutes débarquées de contrées encore plus au Sud, jeunes femmes de préférence, essentiellement vouées aux basses besognes, interchangeables à satiété. Ma naissance en terre d’Afrique faisait de moi presque un des leurs. Presque. Je n’avais pas vraiment l’air d’un nègre. Haha, elle est bien bonne ! On me la ressortit plus d’une fois. D’un continent à l’autre, mes concitoyens n’en rataient pas une, de véritables perles, sans retenue aucune. La balle, elle, se contentait d’être rudoyée. Plus d’une fois rafistolée, de moins en moins ronde, elle allait d’un pied l’autre, d’une chaussure l’autre, des chaussures qui visaient tout autant les tibias, les chevilles ou les genoux. Plus d’un bleu, plus d’une contusion. La mère d’un de mes compagnons de fortune m’avait un jour soigné. Elle s’était vite aperçue que je venais d’un tout autre milieu. C’était frappant, l’état de ma peau, de mes vêtements, mes semelles intactes. J’osais à peine lever les yeux. Cette fichue timidité m’empêchait de voir autrement que de biais. Le sol inégalement cimenté, les encoignures, les tapis effilochés de partout, les miettes de pain, les sandales et autres godasses pour tous âges, entassées à l’entrée. Les vigoureuses mains de cette femme aussi, leur rassurante action. Je ne voyais rien d’autre. La lumière avait brusquement faibli. Va, mon enfant, ta mère doit être inquiète. Va. C’est tout juste si je ne m’étais pas enfui. J’allais plus d’une fois revenir dans cette pièce exigüe et constater qu’à l’instar d’une grande partie du camp, les murs étaient recouverts d’affiches en l’honneur du Viêt-Cong, du Commandante, du Front de libération du Dhofar, ou encore, moins répandues, de l’Armée Rouge Japonaise, du Front Polisario, de Patrice Lumumba, des incomparables Black Panthers. Et des fédayins bien évidemment, nos preux fédayins. Makarov PM, Simonov SKS, K-50M et Kalachnikov AK-47, brandis à bout de bras. Tant de foyers. Ma mère qui la première, à force d’écoute radiophonique, et tout particulièrement La Voix des Arabes, diffusée du Caire, nous avait fait prendre conscience des réfugiés, de leur statut, de la catastrophe, notre onzième plaie, n’avait jamais mis les pieds dans un de leur cantonnement. Ils étaient supposés être provisoires. Avant son mariage peut-être, elle était encore mineure, dans un cadre scolaire ou de solidarité organisée. À Aïn el-Helweh, probablement, la source d’eau douce, aux abords de sa ville natale. Elle n’avait pas encore dix ans quand les premiers réfugiés ont commencé à affluer, la plupart ruraux du Nord de la Palestine, et qui subiront tri et classement socio-confessionnel hérités de l’administration coloniale, le pays n’était après tout indépendant que depuis 1943, et bien loin d’avoir fondé un socle national. Ici autant, si ce n’est encore plus qu’ailleurs, le pluriel avait du mal à se conjuguer. Et le temps n’y a rien fait. Pis. Nous n’en avons jamais vraiment parlé, elle et moi. Nous n’avons jamais vraiment parlé. Elle ne sut que bien tardivement à quel point son aîné avait pris fait et cause. Elle ne sut pas tout. Elle ne sut pas non plus que cette femme qui m’avait deux ou trois autres fois soigné, qui était réellement infirmière, chez qui j’avais dégusté plus d’une knafeh de Naplouse, le meilleur il allait sans dire, disparaîtra dans d’atroces conditions dans ce même camp, peu de temps après que son aîné ait désespérément tenté d’enrayer l’avancée ennemi. Peut-être que Jean Genêt enjamba son corps démembré lors de ses interminables quatre heures. Oui, nous aurions pu aménager ailleurs, ne serait-ce qu’à l’autre extrémité de cette rue où nul terrain vague ne se présentait, où j’aurai encore moins osé articuler le moindre mot, rasant au plus près les murs, ruminant encore plus mon déplacement et mon envie de rabattre plus d’un clapet dans cette école privée où l’on m’avait flanqué, et où j’avais découvert ma propre appartenance communautaire, mais l’imprévisible avait jeté ses dés. Une extrémité de rue plutôt qu’une autre. Je ne me confiais à personne, ce n’était pas mon fort. Une adolescence de peu de mots, tout en retrait, passant comme si de rien n’était d’un territoire à l’autre que tout séparait, et qui étaient effectivement séparés. Les mondes parallèles, nous le savons, ne se rencontrent jamais, sinon en collision. Les membres des forces de sécurité du pays hôte, l’originel, à l’entrée du camp, s’étaient eux aussi vite aperçus que je venais d’un tout autre monde, d’un tout autre milieu. Ils me jetaient des regards réprobateurs. Qu’est-ce que tu viens faire ici, toi ? Rentre chez les tiens. Je me contentais de fixer le bout de leur canon. Comment pouvais-je leur dire que cette pièce exiguë, ce terrain vague, ces ruelles retranchées, cabossées, poussiéreuses, cet enchevêtrement à deux, très rarement trois étages, ces toits encombrés, ces affiches, ces slogans que j’arrivais à peine à déchiffrer, Révolution jusqu’à la victoire tout de même, ce tourbillon en Arabe, Espagnol, Français, Italien, Portugais, Anglais, voire ,Japonais ; que cette effervescence, ces heures passées parmi mes frères-étrangers m’étaient pour le moins salutaires ? Le familier y grignotait un peu de terrain, ma terre natale n’était soudain plus trop loin. Mes pas s’y faisaient plus légers, le corps, l’esprit, pleinement dans l’instant, l’ici, le maintenant, et du coup dérivant au gré, aussi paradoxal que cela puisse sembler. Le moindre détail perçu, la moindre onde. De toutes parts et de toutes sortes. La poussière soulevée restait suspendue sur mon passage, chaque particule. Seules les quelques bêtes errantes s’en apercevaient. Elles me suivaient à distance, circonspectes. Était-ce le présage d’une catastrophe très prochaine ou n’étais-je qu’un hurluberlu à leurs yeux ? J’avançais discrètement, ne m’apercevant de rien. Ce n’était pourtant pas un jardin secret ou un interdit — que je puisse me rendre au-delà de ce terrain vague, m’aventurer dans ce camp, ne traversa pas même l’esprit de mes parents, ils s’étaient habitués à ce que je traîne, du moment que je revienne pour dîner ; je gardais simplement cela pour moi, un peu comme pour mes escapades de toujours, l’ailleurs m’entraînait, où que je sois, tant que le sol ne se dérobait pas. Je me dédoublais. Deux en une. La vie seule, plus ou moins agencée, ne suffisait pas assurément, et cela avait commencé bien avant que je ne m’en rende vraiment compte, bien avant le premier round des fameux évènements. L’après coup pour tout mémento. Mais tout cela n’expliquait rien, j’avais beau remonter le cours, il n’y avait rien à expliquer, rien à interpréter, rien à démontrer, des faits rien que des faits, et leur importance était hypothétique. Ce terrain vague demeurait un terrain vague, ces ruelles retranchées des ruelles retranchées, ce deux-pièces un deux pièces, ces murs informes des murs informes, ce fauteuil un fauteuil, ces pommes Granny Smith des pommes Granny Smith, ces grains de sel de mer des grains de sel de mer, cette fichue fenêtre une fichue fenêtre. La dépression finit par passer sans que rien ne se soit clarifié, sinon que les choses passent ou ne passent pas, ne serait-ce que temporairement. Toujours abusé dans nos espoirs et toujours prêt à nous laisser abuser, toujours déçu par l’espérance et toujours prêt à l’être. Giacomo Leopardi n’a eu de cesse de le répéter d’une manière ou d’une autre dans son Zibaldone que je n’avais pas encore lu, dont, pour tout dire, je n’avais jamais entendu parler. Le vieux cuir de mon fauteuil avait irrémédiablement épousé ma forme. Mes plates fesses, mes cuisses, mes avant-bras, mes coudes, mon dos, ma nuque et cette dépouille tannée ne faisaient plus qu’un. À s’y méprendre. Mais cela ne suffisait pas, cette maudite conscience ne me lâchait pas. Je ne disparaitrais pas de sitôt, pas dans ce deux-pièces assurément. Rien ne vint à mon secours, sinon ma vessie au bord de l’explosion. Je finis par m’arracher. Trois à quatre mètres, soit quatre à six pas effectués, et je me retrouvais dans l’étroite salle de bain. Mon sexe me semblait être une vieille connaissance perdue de vue, je le tins longtemps encore après les dernières gouttes, entre pouce et index, suspendu au-dessus de la cuvette. Une pâle reproduction du martyr de Saint Sébastien me faisait face. Mon front s’écrasa contre. Je ne savais plus quoi du rire ou des larmes allaient me gagner. Ni l’un ni l’autre n’advinrent. Je restais planté ainsi, cette extension rabougrie entre deux doigts, plus que jamais perdu dans les rouages de l’impitoyable enchaînement de tout ce qui s’oppose ou s’ignore. La pâle reproduction glissait doucement sous le poids de ma tête. Une familière sonnerie retentit entre les murs, mais ce n’est qu’à la troisième sonnerie que je réalisais qu’il s’agissait du téléphone. Je ne suis pas chez moi, vous pouvez raccrocher ou parler à cette machine. Je suppose que je pensais faire de l’esprit. Le répondeur s’était automatiquement mis en marche. Le fameux bip ne va pas tarder, concluais-je. Et effectivement ce dernier se fit entendre. Il y eut un blanc, comme on dit, puis une autre voix. Des jours sans la plus négligeable, pas même la mienne. On t’a attendu. Enfin, on t’a espéré. On s’en doutait un peu. Tu te fais précieux, mon vieux. Il découpait son message, marquait des temps. Tu en es où maintenant que tu ne travailles plus au bar de cet hôtel ? L’hôtel d’Angleterre, c’est ça ? Non : d’Amérique ! Évidemment ! Ma tête et Saint Sébastien glissaient encore plus. Incessamment plié en deux. Bon, souviens-toi qu’on s’était promis une journée en bord de mer, qu’il vente, qu’il pleuve, ou qu’il neige. La baie des Trépassés. Ton choix, mon vieux ! Il aimait bien ce mon vieux. Et il raccrocha. Le On m’échappait. Était-il en couple ou parlait-il au nom d’un groupe, ou était-ce une manière de s’exprimer ? Un autre bip, plus court celui-là, et le répondeur était prêt pour un nouvel appel. Je n’avais plus qu’à me redresser, ranger mon loustic et tirer la chasse d’eau. J’évitais le miroir juste au-dessus de l’évier en sortant. Était-ce vraiment mon choix ? Boe an Aon, de son vrai nom, fut, semble-t-il, confondu avec Boe an Anaon, et la baie de la rivière devint la baie des âmes en peine. Il est vrai que les mers ont broyé, englouti, rejeté plus d’une embarcation, plus d’un sort, plus d’un bougre. La Baie des Trépassés donc, ou quand la légende dépasse la réalité, et elle la dépasse souvent. Elle est cette réalité du monde, elle est le monde, celui qui s’écrit, se réécrit et se décrit au gré. Aussi loin que nous puissions remonter le cours. Les chants, les écritures, saintes et profanes, la technologie, les réseaux informatiques désormais, n’ont eu et n’ont de cesse. Rien n’est faux qui soit vrai, écrivait Isodore Lucien Ducasse, à moins que ce ne soit l’inverse. Je crois bien cependant que j’avais bêtement pointé mon doigt, au petit bonheur la chance, sur une carte grande ouverte. Entre l’intérieur des terres, l’arrière-pays ou le littoral, mon index avait tranché. Il faut croire que j’étais en manque d’horizon maritime. Plus d’une destination ainsi, la cartographie complice. Ces petits bonheurs. Et la chance. Deux pas hors de la salle de bain, et je m’étais retrouvé dans le couloir, l’entrée pour tout dire, d’où je pouvais voir le dos du vieux fauteuil en cuir trônant au milieu de la grande pièce, face à l’inamovible fenêtre, la porte principale blindée en partie recouverte par l’affiche du film de William Klein, Muhammad Ali the Greatest, titre inscrit en lettres capitales de différentes couleurs sur le corps ébène du même Muhammad Ali, mes vinyles rangés et classés en genres, quatre je crois bien, alphabétiquement, dans une cavité, sur plusieurs étagères, entre deux piliers, le réduit en guise de cuisine et la chambre à coucher, lit intacte depuis je ne savais plus quand. Un nouvel appel m’avait surpris. Deux sonneries cette fois. Un long silence en guise de message et l’on raccrocha. Encore deux autres appels et messages similaires, et je savais ce qu’il me fallait faire. Mais rien ne suivit. Nulle nouvelle mission ne se profilait. J’étais à la fois soulagé et plus que jamais accablé. Pris dans mon propre piège. Tel un rongeur. Il y avait bien un reste de fromage et un peu de beurre Breton demi-sel dans le réfrigérateur, deux ou trois conserves dans les placards, thon ou sardines à l’huile d’olive, rien ni de consistant ni d’appétissant. Pas grand-chose non plus dans mon compte bancaire ou dans mes poches. La fenêtre du côté de la cuisine offrait une tout autre perspective, le flanc de deux autres bâtiments accolés et qui formaient un angle en L. Autant de réduits en guise de cuisines, autant d’ouvertures, quelques têtes solitaires. Au-dessus, le ciel s’était semble-t-il figé entre jour et nuit. Curieusement, il ne basculait pas, ni d’un côté ni de l’autre. Je crois bien que les quelques têtes s’étaient elles aussi immobilisées. Les bruits de la ville, de l’immeuble, s’étaient comme évanouis, les oiseaux ne piaillaient plus. Toute circulation, toute animation, avait cessées, tout souffle. J’avais vainement essayé de faire un pas en arrière ou de côté, de fermer les yeux. Ni mes nerfs ni mes muscles ne répondaient. Tout s’était arrêté.


parfois

collectif off.screen

le temps éperdu

l’ordre règne

de nos ami·e·s