p    أحياناً
a     s
r f o i

le temps éperdu


l’origine

Ghassan Salhab


Rien n’est plus drôle que le malheur, je te l’accorde.
Samuel Beckett


L’homme était resté longuement debout devant la fenêtre fermée de ce qu’il lui faut bien appeler la pièce principale. Vingt, vingt-cinq mètres carrés tout au plus. Il regardait à travers cette fenêtre un des habitants de l’immeuble d’en face qui lui-même le regardait à travers une fe­nêtre fermée. Une impasse les séparait. Ils étaient tous deux remarquablement immobiles, figés pour tout dire. Cela ne pouvait durer. Insensiblement le jour déclinait et il se deman­dait si ce qui lui arrivait, avait un quelconque sens, s’il fallait en donner un, quel qu’il soit, s’il fallait agir, réagir, ou se laisser vaincre, abdi­quer, renoncer. Il voulait de prime abord comprendre, questions, réponses, revenir à la source, la remonter. L’origine du monde, se disait-il. Mais la source n’était plus. Elle s’était tarie. Sortilège pour sûr. Il se mentait à lui-même, il savait qu’il se mentait à lui-même. Il avait tout compris, tout saisi, avant même que cela n’arrive. Il savait qu’il ne pouvait en être autrement, cela n’aurait pu. Il se demandait si ce n’était pas lui tout compte fait qui avait provoqué ce terrible processus dont il était la seule et unique victime, le seul et unique bourreau. Il interrogeait sans relâche sa mémoire, la harcelait en vain. Le moindre recoin. Des questions sans réponses. Il s’éloignait de la fenêtre, lui tournait le dos, quittait la pièce, s’avançait dans l’obscurité, s’y engouffrait, se dénudant, chemise jaune, les manches retroussées au-dessus des coudes, pantalon bleu gris, caleçon blanc, il s’allongeait, creux du lit, au centre exactement, le corps, contrairement à son habitude, tourné sur le côté gauche, recroquevillé, la tête entre les mains, brûlante, la langue sèche, raide. Il réclamait le sommeil, profond sommeil, abyssal, implorant la petite ourse, la grande. Conjuration. Il supposait qu’ainsi il soulage­rait sa douleur, la suspendrait du moins. Mais était-ce une douleur ? Elle lui était presque étrangère, impalpable. Il ne réalisait pas encore, il ne pouvait réaliser. Comment aurait-il pu ? Il ne comprenait pas le réel. Il pensait que c’était cela sa douleur, le réel. Il la nommait. Et il n’avait de cesse de répéter à quiconque voulait bien l’entendre que pour notre malheur, le monde est réel, bel et bien, que rien n’était plus réel que rien, désespérément rien. Le réel est bel et bien réel, martelait-il. Il pensait aussi que la pensée est un mensonge, toute pensée. Un mensonge fait à soi-même, au monde entier. Chaque jour. La confusion s’emparait de lui, elle l’agrippait, le nouait. Il se disait qu’il lui fallait au plus vite passer à l’action, que mieux valait tout perdre maintenant, tant qu’il lui restait encore un peu de souffle, qu’il lui fallait aller jusqu’au bout, et ne plus attendre, ne plus l’attendre. À quoi bon ? L’attente lui était insurmontable, chaque instant lui semblait être une éternité, cet improbable mot. Il avait cessé de rêver, les rêves à dire vrai l’ignoraient. Ni les yeux ouverts ni les yeux fermés. Il n’avait donc nul rêve à interpréter. L’inconscient comme le conscient ne sont pas interprétables, pensait-il. Des faits, rien d’autre. Des faits qu’il lui fallait relever, révéler, parce que tel était son devoir, que c’était son rôle face aux cieux, à la terre, aux dieux, aux démons, aux damnés, aux fauves, aux océans, aux femmes, aux hommes, à l’insignifiant, à l’insoutenable, au néant ; face à son propre destin dont il subissait l’irrégularité du cours. Il lui fallait dire ce qui était, sans chercher à comprendre. Ne surtout pas. Simple témoin. La mort était entrée en lui brusquement, violemment. Il luttait contre elle. Il luttait avec elle. Bras dessus, bras dessous. Il ne savait plus. Il se débattait. Et il lui fallait se souvenir de ses propres mots. Il lui fallait aussi effacer chacun de ses gestes, les annuler. Il se consumait lentement, inexorablement.


Il se regardait à nouveau dans le miroir, surpris de constater qu’il avait toujours le même visage, inchangé, juste un peu moins rond, plus en longueur, plus ovale, moins en chair, plus osseux. Il reconnaissait ce masque. Il reconnaissait la structure, les grimaces. Cela le stupéfiait. Comment était-ce possible ? Il n’y avait donc nulle trace appa­rente ? Comme si de rien n’avait été. Comme si de rien. L’homme parlait à voix haute. Il s’invectivait, hurlait, s’engueulait véritablement, pommettes rouges, écarlates. Il chucho­tait aussi, parfois, s’entendait à peine. Soliloque continu. Il essayait vainement, ridiculement, il le savait que trop, d’inventer un idiome qu’il serait seul à décrypter. L’autosuffisance, pensait-il. Et il continuait à se regarder sans plus se voir, sans plus voir. Sans plus. Il marchait len­tement puis rapidement, de plus en plus rapidement, secouait sa tête de bas en haut et inversement, frénétiquement, furieusement, passant et repassant devant le miroir qui ignorait l’oxygène, l’azote, l’argon, les vapeurs d’eau, le gaz carbonique, d’autres gaz plus rares, reflétant tout au plus, furtivement, sa tête et ses épaules nues. Il trouvait la situation plutôt comique, drôle même, ne riait pas pour autant ni ne souriait. Ce n’était pas encore le moment. Comment un individu pouvait-il changer de vie, la troquer, se transformer, se métamorphoser en un autre, un autre unique, multiple, tout en conser­vant la même apparence, la même physionomie, les mêmes traits, les mêmes attitudes, la même peau, la même pigmentation, le même corps, jusqu’au moindre détail, le moindre, la même enveloppe en somme ? Cette question absurde, il en convenait, l’obsédait. Comment ? se répétait-il. Il avait cessé de marcher parce qu’après tout, pensait-il, il y a un achèvement à tout acte, lassitude pour le moins. Il écoutait sa respiration, comme pour une toute dernière fois, longuement, consciencieusement. Elle était quelque peu sacca­dée, maladroite, malhabile. Il comptait les pulsations. Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt, vingt et un, vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, trente, trente et une, trente-deux… chacune. Il recomptait. Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt, vingt et un, vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, trente, trente et une, trente-deux… Il sentait son corps, son être entier, se vider, devenir le vide même. Baudruche. Mais la douleur ne le quittait plus. Maîtresse monstrueuse, démesurée, qui déjà ne se manifestait plus ouvertement. Sournoise, perfide, elle se jouait de lui. Inlassablement, elle le rappelait au monde. Il voulait tant pouvoir dormir, dormir auprès d’elle, l’étreindre puis s’éteindre. En finir. Ne plus. Et il sa­vait maintenant que tout ceci n’avait aucun sens, strictement aucun. Il était défait, vaincu. Il se l’avouait.


L’homme se disait que ce n’était pas lui, c’était quelqu’un d’autre qui souffrait. Non, souffrir ainsi, il ne l’aurait pas pu. Cela ne se pouvait. Il était assis sur un banc public, admirait l’immense portail bleu roi du bâtiment officiel auquel il faisait face, la beauté d’une jeune femme rousse qui lui souriait malicieusement, l’inertie parfaite d’un vieux chien, bâtard probablement. Sa propre ombre sur le trottoir. L’inutilité même de l’événement. Il tournait résolument le dos à la chaussée, se disait qu’à moins d’un cataclysme, naturel, humain, surhumain, qu’importait, il ne bougerait pas de ce banc. Non. Il ne bougerait plus. Il savait que cette journée durerait des siècles et que des millénaires s’étendaient de­vant lui. Bien des choses lui apparaissaient comme des vi­sions, certaines pour la toute première fois. Et il savait que ça pouvait tout autant être le dernier jour de sa vie, les derniers instants. Il levait la main droite, haut, très haut, le plus haut possible, saluait cordialement la lune à moitié pleine, à moitié vide, c’est selon. Sa main gauche frottait sans relâche et sans raison, nerveusement néanmoins, son genou gauche. Et il se répétait que ce n’était pas lui. Il ne l’aurait pas pu. Non, non et non, trois fois. C’était certainement quelqu’un d’autre. Un malentendu. Le vieux chien s’était redressé sur ses quatre pattes, tournait, l’air franchement absent, indifférent, au­tour du banc d’abord, de lui-même ensuite, de sa misérable queue, puis d’un arbre l’autre, jusqu’au bout de la rue où il s’affala de nouveau. L’homme fut soudain saisi par l’effroyable irréversibilité du temps. Il regrettait la jeune femme rousse qui ne s’é­tait pas attardée. Il regrettait le vert de ses yeux, la souplesse évidente de son corps, ses mollets, ses chevilles. Il regrettait sa simple présence, l’odeur, le parfum. Il ouvrait grand la bouche, prêt à avaler sa propre per­sonne, les passants, les autres, tous les autres, l’humanité entière. Mais il la refermait aussitôt. Il avait cette curieuse impression de n’avoir jamais été mis au monde. Aussi se disait-il qu’il aurait pu se lever et la suivre. Bonjour, mademoiselle, à moins que ce ne soit bonsoir, cheminer à ses côtés, suivre son rythme, balancer des hanches, le derrière, se cambrer, lui montrer du doigt le vieux chien là-bas, le grand ciel là-haut, quatre ou cinq étoiles égarées, voire plus, la meilleure pâtisserie du quartier, de l’arrondissement vraisemblablement, la petite église da­tant du dix-neuvième siècle, coincée entre deux immeubles du même siècle, petite et modeste bâtisse vouée à une très prochaine destruction, l’excellente librairie récemment rouverte, le nouveau bar à vin situé juste à côté du piteux square auquel la municipalité avait donné le nom d’un remarquable et illustre poète. Il aurait pu lui parler de la physique classique, des quanta, des dites découvertes de Voyager I ou Voyager II, il ne savait plus exactement, de l’infini, du Fini, du désir, de la séduction, de la jouissance, de la concupiscence, de l’inassouvi, de la volonté, de la volupté, de la puissance, de l’ivresse, de l’oubli, de l’alcool, de la pesanteur, de la vanité, de la complaisance, de l’incertain, de l’imprédictible, de la légèreté, de la lourdeur, des hommes, du risible, de l’irrésistible, de l’indifférence, de la misère, de la transparence, du beau, du mensonge, du vrai, du laid, du factice, de l’esthétique, de l’éthique, des tics, du chagrin, de la pitié, de l’ennui, de l’absence, de l’intranquilité, de la joie, de la gravité, de la cuisine japonaise, des feuilles de vigne, de l’huile d’olive, de l’ail, de l’encens, de la dramaturgie, de la tragédie, de la comédie, de l’insomnie, des grandes villes, de la malédiction, de la musique, des rivières, des fleuves, des lacs, des arbres, des montagnes, des cascades, des plaines, des vallées, des déserts, des espèces vivantes, disparues, des anciens, de la modernité, de la post-modernité, de l’argent, du matérialisme, de la métaphysique, de la mécanique, de l’art, actuel, passé, à venir, de la rhétorique, de la persuasion, de la démocratie, de la société, du spectacle, des images, des sons, de l’anarchie, des fruits, des couleurs, de la rétine, de l’ouïe, de la volupté, des autres sens, des mots, des signes, des chiffres, du silence. Il aurait tant voulu l’enivrer, la griser, la soûler, lui en mettre plein la vue, les oreilles, les poumons, l’écœurer, à n’en plus. Il se disait qu’il aurait pu. Oui.


Et il décidait que tout compte fait il voyagerait, long voyage. Des milliers de kilomètres entre. Autant que cela se pouvait. L’espace, le temps, pensait-il, la distance, la géographie. Oh, il se doutait bien que de toutes façons il ne ferait que déplacer son drame. Il lui fallait bien appeler les choses par leur nom. Il savait que ça ne chan­gerait strictement rien à l’af­faire. Il se déplacerait, voilà tout. Corps et âme, et tout le reste. Il le fallait. L’échec prévisible de cette entreprise lui était complètement égal. Cela n’avait guère d’importance. Il ne comprenait pas, refusait de comprendre le sens même de ce mot : échec, encore moins son envers. Recto, verso. Pile, face. D’autres formules lui traversaient l’esprit, mais il décidait d’en rester là. Il n’était pas d’humeur. Il avait mis sa chemise vert olive achetée la semaine dernière. Quatre vingt dix neuf francs et quatre vingt dix neuf centimes. Prix soldé. Une boutique tenue par des gens qu’il qualifiait de vulgaires, et qui assurément l’étaient, tout particulièrement cette jeune fausse blonde à la poitrine plus que généreuse qui n’avait de cesse de mastiquer un chewing-gum au goût citron et de se tortiller tout en le dévorant du regard. Un Jean également, délavé. Chaussettes et chaus­sures noires. L’harmonie, malgré tout. Et pour finir, la fameuse cravate rouge bordeaux offerte par cet homme qui lui avait dit, le plus solennellement du monde, qu’il pouvait compter sur lui. Il regardait à nouveau par la fenêtre. Il faisait jour. Un jour sans soleil ni pluie. Blanc et gris. L’homme d’en face n’avait de toute évidence pas bougé de place depuis le commencement. La même position, debout, le front appuyé contre un carreau. Il avait retrouvé quelque peu le sommeil. Un sommeil lourd, bref, entrecoupé, morcelé, haché. Fragments. Sommeil tout de même. Parfois il se réveillait en pleine nuit, c’est-à-dire entre quatre et six heures du matin, chancelant, le sexe encore chaud, du sperme plein les cuisses, le ventre, les draps, la moquette, les murs. Il songeait alors à son adolescence, à sa première masturbation, sa première éjaculation effective, consciente. Il se souve­nait du dégoût ressenti, éprouvé, du plaisir également, de l’étonnement, de la tris­tesse le lendemain. Mélancolie déjà. Il se souvenait de ses mains, paumes ouvertes, de son pouls, de la déconcertante blancheur de son cou. Il se souvenait des légers tressaillements qui parcoururent ses narines. L’homme pleurait, doucement, le plus discrètement possible. Il lavait son sexe qui ne ramollissait pas. Il le séchait, le contemplait, ne le touchait plus, lui chantait une balade ancienne dont il n’avait retenu que le deuxième couplet et le début du troisième : dans l’hiver et la nuit, nous cherchons… Il le traitait de tous les noms, lui jetait quatre sorts maléfiques, invoquait les neuf muses, les sept péchés, le grand archi­tecte, les mathématiques, le temps passé, le temps futur, le temps présent, bien qu’à propos du présent, mais de cela il en parlerait aussi plus tard, en temps voulu. Il refermait les yeux. Provisoirement. Et il se disait que, non, rien ne s’était passé, rien ne se passe, rien ne se passera.


parfois

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le temps éperdu

l’ordre règne

de nos ami·e·s