FICTION(S) NATIONALE(S)
Ghassan Salhab

Nous avons vu s’abattre sur nous la plus profonde, la plus mortelle des sècheresses – celle qui nait de la connaissance intime de la vacuité de tous nos efforts, et de la vanité de tous nos desseins.
Fernando Pessoa
Il semble que nul coup de grâce ne soit définitif, cela ne fait que s’ajouter au précédent, en attendant le prochain. Un coup qui en chasse un autre. L’effondrement total, définitif, est sans cesse ajourné sine die. Je suppose qu’il nous surprendra franchement, et il sera alors trop tard. Les signes de l’effondrement sont trop nombreux, de toutes sortes et de toutes parts, pour encore interpréter sans inlassablement se redire et tout aussi inlassablement se berner.
Nous (en) sommes donc là, plus ou moins debout, désormais embourbés dans nos tâches quotidiennes, à colmater plus d’une brèche, à racler on ne sait plus trop quel fond, à implorer l’aube, le taux de change et les spectres. Douleur, rage et colère ravalées, nous n’osons plus rêver de quoi que ce soit, encore moins de leurs têtes plantées sur ces inutiles poteaux électriques, partout, du Nord au Sud, d’Est en Ouest, ou, tout au contraire, de les laisser pourrir dans des fosses septiques, sans plus que nous n’ayons à les voir. Et à tout prendre, la deuxième option serait parfaite pour le moite été à venir. Nous leur en voulons toujours autant à mort, mais nous nous en voulons tout autant, si ce n’est infiniment plus. Nous savions, nous avons toujours su, nous ne pouvions ne pas savoir. Nous n’avons pas pu, su, dans l’incapacité soit de nous défaire de nos bons vieux slogans et réflexes surannés, figés dans le temps et l’Histoire, soit de ne pas céder au piètre mirage d’une nation enfin émergeante. De nous remettre fondamentalement en question, pour tout dire. À tous les niveaux. Et aujourd’hui, en ces misérables temps d’élections, législatives ou autre, cela est plus criant que jamais. La constance avec laquelle plus d’un individu et plus d’un groupe succombent aux sirènes des urnes a de quoi sérieusement surprendre. Que nous faudrait-il de plus pour que nous nous apercevions de cette supercherie répétée ?
Nous les connaissons une à une, ces « têtes » et consorts, de la plus insignifiante à la plus importante, de la plus grossière à la plus avisée, de la plus novice à la plus décrépite, qu’elles soient « élues » ou réélues, nouvelles ou renouvelées, qu’elles soient de façade ou dans les arcanes du pouvoir, là où de toujours tout se joue. « Elles » sont ce qu’elles ont toujours été, depuis leur autoamnistie du 26 août 1991, et bien avant, depuis le tout premier arrangement, ledit pacte national de 1943, la toute première véritable combine locale, ce prétendument pacte de coexistence. Des « têtes » toujours égales à elles-mêmes, fidèles à leurs seuls intérêts, inféodées et inféodant. Et cette insolence, ce cynisme, qu’absolument rien n’ébranle.
L’essence même des pouvoirs, des régimes politiques, « chez nous » comme partout ailleurs, à défaut de parvenir encore à convaincre grand monde, est de nous faire ingurgiter qu’il n’y a vraiment pas d’autre choix, qu’il est vain de vouloir bâtir un autre monde, une autre manière de vivre, de même l’imaginer, l’envisager, insensé de s’organiser contre eux, suicidaire de les attaquer. Tout appareil d’État — et croyez-moi, le nôtre fonctionne, certes à sa manière fort bancale, mais encore et toujours au dépend de tant d’entre nous — est une coterie qui a réussi. Au pluriel bien entendu « chez nous », coteries, mafias si l’on préfère, qu’elles que soient les diatribes qu’elles n’ont de cesse de se balancer les unes sur les autres. Le « chaos ou nous » est plus que jamais leur seule devise, même aujourd’hui en pleine faillite de toutes sortes. Le seul verbe qu’elles connaissent, qu’elles n’aient jamais connu. Un pathétique et mortel Ouroboros composé de plus d’un serpent de tailles inégales qui n’en finissent plus de se mordre la queue.
L’État de droit que brandissent plus d’un face à ces coteries, « l’État-Nation » selon les fameuses normes, ce pays rêvé, enfin comme les autres, normal, civil, laïc, avec un président au-dessus des intérêts partisans, un vrai gouvernement, un parlement en bonne et due forme, et tout le tintouin et la fourberie de ladite représentation démocratique, serait à leurs yeux la seule réponse. Nous ne pouvons pourtant pas ne pas savoir qu’à la différence de plus d’un État-Nation supposé modèle, il nous est clairement impossible de bâtir un socle, un mythe commun, à partir duquel ladite Nation se (la) raconte, se déployant ou se repliant fébrilement et frileusement, au gré des événements, des intempéries, « pour le meilleur et pour le pire ». Et fort souvent pour le pire, nous le savons. Il nous est clairement impossible de nous fondre dans un dénominateur commun, de continuer de feindre aspirer à une Histoire qui rassemblerait « nos » différentes communautés autour d’un même récit fondateur. Nos intrigues sont bien trop inextricables. Nul coup d’épée miraculeux ne viendra trancher ce nœud.
J’écrivais dans un texte précédent qu’à défaut ou en opposition à ce fameux et fumeux récit pionnier, nous nous devons, aujourd’hui plus que jamais, de faire place à toutes nos histoires, sans plus la tyrannie du grand H, tous nos récits, collectifs et individuels, leurs différentes interprétations, versions, leurs non-dits, leurs affabulations, multiples et diverses. Qu’ils s’inscrivent, s’expriment, tous, sans exception aucune et sans hiérarchie aucune. Cette utopique horizontalité. En finir, écrivais-je encore, avec cet improbable ensemble qui n’a jamais pu, su, véritablement prendre corps, ne fut-ce qu’en trompe-l’œil. Cet étroit territoire où tout au plus l’on se tolère. Cette incapacité à être pluriel, c’est-à-dire pluralité. Cette incapacité même pour tout groupe ou clan, aussi puissant soit-il, de l’emporter franchement sur les autres, de les mettre au pas, d’imposer son diktat et donc son récit. Posons les faits, réels et imaginaires, de ce lieu, et cessons enfin d’opposer le chaos à la Cité. Posons-les un à un, avais-je poursuivi. Mais comment assimiler cette impossibilité à fonder un récit commun, comment assumer cette réalité et cesser de tomber ou de faire semblant de tomber encore et encore dans ce même puits sans fond, cette eau de plus en plus saumâtre, non pas en la contournant, comme nous savons si remarquablement le faire, mais en mettant à plat tous les récits, y compris ceux qui n’ont pas, ou plus, de voix, de « porte-parole », qui n’en ont jamais eu, qui n’en veulent peut-être pas ? Comment admettre cette double impasse ?
Nous le savons, le monde plus ou moins organisé des humains est une construction illusoire qui a pris plus d’une forme de gouvernance au cours des siècles ; chaque peuple, chaque groupe, chaque clan, chaque nation, chaque État, ne sont que cela primordialement, fondamentalement, une construction illusoire qui dure ce qu’elle dure. Et cela n’a de cesse de se faire et de se défaire.
Beyrouth 2021, 2022